Sur le banc des accusés

Maintenant on considère une personne qui a un peu d’argent à épargner, et elle hésite entre la placer dans Samsung ou dans Fairphone, et décide finalement de l’investir de cette dernière. Si le rendement du capital de Fairphone est au moins aussi bon que celui de Samsung, il s’agit d’un choix rationnel d’un point de vue économique, cela ne lui coûte rien et elle n’aurait pas eu de raison de prendre une décision différente si cette société n’était pas plus “vertueuse” que l’autre. Finalement, on ne peut pas vraiment dire qu’elle ait réalisé une “bonne action”, ni mettre à son crédit le co2 que l’entreprise va permettre d’économiser. Mais par contre, si le rendement de l’action de Samsung est meilleur – mais que ses convictions l’ont poussé à investir tout de même dans Fairphone – la somme d’argent auquel elle a accepté de renoncer (concrètement moins de dividendes) va être répercutée sur le prix du téléphone, compensant une partie de la différence des coûts de production, donc le rendre plus compétitif. Dans ce cas là, elle pourra bien être gratifiée pour l’économie de carbone que la production de ces téléphones vont induire. On peut reprendre la même idée pour des ingénieurs en électronique qui cherchent un travail dans ce secteur. Si tout le monde souhaite travailler chez Fairphone, théoriquement, selon la loi de l’offre et la demande, les salaires à l’embauche vont avoir tendance à être plus faibles que chez le concurrent. Cette différence de salaire, qui se répercute là aussi sur le prix du produit final, correspond en fait un peu à ce qu’ils sont prêts à payer pour obtenir la satisfaction de travailler sur quelque chose de bénéfique pour l’environnement.

Je suis bien d’accord que cette analyse est très limitée (même si c’est toujours mieux que rien!), le système étant bien plus complexe, dans la pratique la question se pose rarement en ces termes. Déjà parce que dans le cas général on ne peut pas classer aussi facilement un produit dans la catégorie des “écolos” ou des “polluants”, et qu’en plus de cela une même entreprise peut fabriquer des milliers de produits dans des secteurs complètement différents. Ainsi on se retrouve rarement face à un dilemme de type choisir tel ou tel emploi, tel ou tel placement, et dans un cas faire le bien et dans l’autre cas faire le mal. Sans parler du fait que le système financier étant très complexe, ce n’est pas toujours facile de savoir où est placée son argent au final. Du coup, même à supposer que l’on arrive à départager les entreprises “gentils” des entreprises “méchantes” et que l’on fasse une étude approfondie pour comparer les rendements respectifs de leurs actions ainsi que leurs grilles salariales, il y a peu de chance qu’on arrive à identifier des écarts suffisamment significatifs pour appuyer ces idées.

Néanmoins, on peut quand même noter que de plus en plus d’épargnants sont attirés par des placements de type “Investissement Socialement Responsable”. Il s’agit de produits d’épargne, proposés par les banques et les assurances, où il est certifié que l’argent sera investie dans des projets et des entreprises considérées comme plus éthiques ou écologiques. En contrepartie, l’épargnant consent à ce que le rendement de son placement soit relativement faible, voire nul [4]Parallèlement, on constate que ces dernières années beaucoup de fonds d’investissement se retirent, par exemple, du charbon pour des motifs écologiques et déplacent ainsi leur argent sur des placements qui les arrangent moins à priori. Si cette tendance devient significative, théoriquement cela va rendre le coût du capital plus élevé pour l’industrie du charbon, et ainsi cela réduira la compétitivité de cette source d’énergie. Autrement dit, ceux qui accepteront encore d’y placer leur argent demanderont un rendement plus important, pour compenser leur « mauvaise conscience écologique » [5]. Du côté des salariés, on conçoit aussi qu’une tendance puisse se dessiner, à l’heure où chacun cherche à redonner plus de sens à son existence et est prêt à consentir tous les sacrifices lorsqu’il est question d’atteindre le sommet de la pyramide de Maslow [6]. On imagine facilement qu’une entreprise comme Monsanto, considérée comme coupable de tous les maux du monde, puisse avoir plus de difficultés à trouver des employés que Léa Nature, pour des postes et des salaires comparables.

Les citoyens, au bûcher ?

Il reste à parler des citoyens, principaux fautifs pour 11% des sondés. Et de nouveau, encore faut-il savoir de qui on parle. Par définition, le “citoyen” c’est la personne qui possède des droits civils et politiques dans le pays dont il est question. Mais j’imagine que, dans l’esprit du sondeur et des sondés, il faut l’entendre au sens de l’individu lambda ne faisant pas partie de la “classe dirigeante” (politique et économique) – bien que dans l’absolu le fait d’être élu, d’être employé, ou de posséder des parts d’une entreprise ne leur retire pas pour autant leur citoyenneté. martine_fait_les_courses2En fait vous aurez remarqué que, vicieux comme je suis, je n’ai pas attendu ce paragraphe pour commencer à parler de la responsabilité de monsieur-tout-le-monde dans les problèmes environnementaux actuels. On a déjà parlé de Martine au bureau de vote, de Martine chez son conseiller bancaire, et même de Martine à pôle emploi, mais il reste à parler de Martine au supermarché, c’est à dire de la responsabilité des individus en tant que consommateurs.

Lorsque ni le contribuable, ni l’employé, ni l’actionnaire n’a payé la différence des coûts de production, elle est directement répercutée sur le tarif à l’achat et c’est le consommateur qui se retrouve face au dilemme de s’acquitter – ou non – du surplus. C’est sûrement le cas pour nos deux téléphones, car visiblement un Fairphone coûte relativement cher pour des caractéristiques dans la moyenne du marché [7]. C’est aussi le cas des denrées alimentaires, lorsque l’on souhaite que leur mode de production réponde à certaines exigences éthiques ou environnementales (produits localement, sans pesticide, sans huile de palme, élevage en plein air, etc) [8]. L’agriculture bio illustre d’ailleurs bien le fait que lorsque la demande est élevée le producteur peut augmenter ses marges, et pour lui, loin d’impliquer un sacrifice, sauver la planète devient alors un business particulièrement lucratif [9].

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[4] http://www.lemonde.fr/argent/article/2017/05/22/la-finance-solidaire-atteint-de-nouveaux-sommets_5131422_1657007.html

[5] http://www.economiematin.fr/news-norvege-fonds-souverain-charbon-energie-fossile-investissement-decision-ecologie

[6] Je fais référence à des idées que j’avais déjà développé dans l’article précédent : Et si c’était égoïste d’être altruiste ?

[7] http://www.frandroid.com/test/340812_test-du-fairphone

[8] La démarche de “La marque du consommateur” est intéressante à ce niveau là, l’idée est de laisser les consommateurs choisir – par le biais d’un vote sur internet – les critères auxquelles doivent répondre le produit prochainement commercialisé. Au fur et à mesure que l’on modifie ces exigences, le prix évolue, et on se rend alors compte de ce que cela coûte que le produit soit emballé avec du carton recyclé, que l’agriculteur soit rémunéré correctement, que les matières premières soient produites localement, sans pesticides, etc… Bien que le concept ait ses limites et qu’il soit difficilement généralisable, il y a quand même un aspect ludique et cela donne l’occasion au consommateur de prendre véritablement ses responsabilités.
https://lamarqueduconsommateur.com/produits/les-pates/

[9] http://www.lefigaro.fr/conso/2017/08/29/20010-20170829ARTFIG00117-les-prix-du-bio-gonfles-par-les-marges-exorbitantes-des-distributeurs-selon-l-ufc-que-choisir.php
Il faut quand même rester prudent car ils parlent là de marges bruts, il faudrait regarder les marges nettes pour voir dans quelle mesure c’est rentable pour les actionnaires. Indépendamment de cette histoire, et bien qu’ici je prenne l’agriculture bio en exemple pour parler de consommation responsable, je reste en fait assez sceptique vis à vis de ses vertus environnementales et sanitaires qui sont, il me semble, assez discutables (mais j’en reparlerai une autre fois).

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