“Où sont les coupables ?” C’était plus ou moins la question qui était posée, dans un sondage, à ceux qui considéraient que les choses n’avançaient pas assez vite en matière d’actions contre le réchauffement climatique. 64% des sondés en tenaient pour principaux responsables les gouvernements nationaux, 23% les entreprises, 11% les citoyens et 1% les collectivités locales [1]. La question est loin d’être évidente, la responsabilité étant le genre de notion qui occupe les philosophes depuis des siècles. Pour le raisonnement on va considérer un bien donné, par exemple un téléphone portable “Samsung”, et on suppose qu’il correspond au modèle du marché qui serait, pour ses caractéristiques techniques, le moins cher à produire. Sa production va émettre indirectement une certaine quantité de co2 , et on imagine qu’il existe un moyen de fabriquer le même bien en émettant moins de gaz à effet de serre (en supposant par exemple que ce soit le cas pour un téléphone “Fairphone”). Du coup, la question est de savoir qui doit être considéré comme responsable de la production d’un des téléphones et non de l’autre, et donc du surplus ou de l’économie d’émissions de co2 associée. Ou du moins comment se répartissent les responsabilités.
Comme il va bien falloir essayer de se mettre d’accord sur une définition, pour commencer je pense que pour pouvoir considérer quelqu’un responsable d’un acte il faut qu’il ait eu un certain pouvoir de décision, qu’il ait eu la possibilité de faire les choses différemment. Logiquement la production du Fairphone coûtera plus cher que celle du Samsung. Cela vient du fait que nous ajoutons une contrainte, les concepteurs devant en plus prendre en compte l’aspect environnemental, nous nous éloignons de l’optimum d’un point de vue économique. Si tous les acteurs ne raisonnent qu’en terme purement économique, le tarif à l’achat du Fairphone sera plus élevé, et les clients achèteront tous le modèle concurrent. Tout aussi éthique qu’elle peut être, l’entreprise n’en sera pas moins inutile étant donné qu’elle ne vendra aucun produit et finira par disparaître. Si elle reste toujours debout et que certains achètent son produit, c’est forcément que, d’une façon ou d’une autre, quelqu’un a accepté de retirer sa casquette d’homo œconomicus, et, en échange de la satisfaction de faire une bonne action, a consenti à payer la différence entre les coûts de production des deux produits. À partir de là, je pense que d’une certaine manière on peut associer la responsabilité de la production du bien à la liberté qu’ont chacun des acteurs à payer cette différence.
Les gouvernements, au bûcher ?
Commençons par les dirigeants politiques, étant donné que près des deux tiers des sondés les ont désigné comme les principaux fautifs. En effet, ils possèdent un pouvoir de décision relativement important pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ils peuvent fixer des normes de pollution et infliger des amendes à ceux qui les dépassent, ils peuvent investir dans des projets de long terme bénéfiques pour le climat (par exemple les Lignes Grandes Vitesse), ils peuvent favoriser tels secteurs, telles entreprises, plutôt que tels autres par l’intermédiaire de taxes et de subventions. Si ce n’est probablement pas le cas pour les téléphones, c’est ce qu’ils font massivement en France pour compenser en partie la différence des coûts de production entre les voitures électriques et les voitures à moteur thermique. Mais pour autant, les outils qu’ils ont à leur disposition restent relativement limités.
Déjà parce que depuis plusieurs décennies en France, on donne de moins en moins de moyens à l’État pour agir sur l’économie (et donc sur la production et la consommation des biens). Qu’il s’agisse du contrôle des grands groupes industriels, de la politique monétaire, budgétaire, agricole ou commerciale, une grande partie de ces compétences ont été progressivement redistribuées, pour une part à l’Europe et pour une autre part à la “main invisible du marché”. Et plus on réduit la capacité d’action de l’État et plus sa responsabilité dans le fait que l’on ne réussisse pas à résoudre tel ou tel problème est faible. Le jour où l’on aura dérégulé entièrement le secteur de l’énergie, au nom de la libre concurrence et de la construction européenne, cela ne servira à rien de pleurer auprès du gouvernement si, dix ans plus tard, les électriciens décident que l’on revienne au charbon, vu qu’il ne pourra rien y faire. Et cette situation ne nous a pas été imposée, depuis 30 ans on élit invariablement les candidats qui proposent de continuer les réformes dans cette direction. Le dernier suffrage confirme d’ailleurs clairement le fait que cela apparaît pour une majorité d’entre nous comme la moins mauvaise solution [2].
La marge de manœuvre d’un individu est également limitée lorsqu’il est soumis à une autorité. Si l’on vous oblige, un pistolet sur la tempe, à manger un beefsteak, peut-on vraiment vous tenir pour responsable des conséquences environnementales que cela implique ? Étant donné que votre choix se réduit à manger le morceau de viande ou mourir, la plus grande part ira à celui qui tient le pistolet, celui qui a autorité sur vous. Dans un système de démocratie représentative, celui qui a autorité sur l’élu c’est l’électeur, et par conséquent les décisions des gouvernements reflètent globalement le rapport de force au sein de l’opinion publique. Déjà parce que l’objectif d’un élu va être de montrer à ses électeurs qu’il fait du bon boulot et qu’il mérite qu’on lui renouvelle sa confiance au prochain suffrage (lui ou son parti). Et pis parce que la démocratie ne se résume pas simplement au vote et qu’un gouvernement n’arrivera pas à appliquer une décision qui génère trop d’hostilité au sein de la population. Si demain ils décident de prélever 20 milliards au budget de l’éducation nationale (ou d’augmenter d’autant les impôts) pour les investir dans la lutte contre le réchauffement climatique, ils ont de bonnes chances de bloquer le pays et ils ne feront pas long feu aux prochaines élections. S’ils n’avancent pas plus vite sur ces questions, c’est moins par flemmardise que parce qu’ils sentent que leurs administrés ne sont pas encore prêts à passer à la vitesse supérieure.
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[1] http://harris-interactive.fr/opinion_polls/pourquoi-attendre-pour-agir-sur-le-climat/
[2] Après, la question de savoir si cette politique défend vraiment l’intérêt de la majorité et, sinon, pourquoi la majorité voterait pour une politique qui irait contre ses intérêts, ça c’est un autre débat.
Par ailleurs, pour faire les choses proprement il faudrait aussi discuter de la responsabilité des membres des institutions européennes comme la commission européenne ou la banque centrale. Ceux-là n’ont certes pas la même légitimité démocratique qu’un président ou qu’un député, mais ils sont nommés par les chefs d’État des États membres, lesquels choisissent certainement des personnes dont ils se sentent idéologiquement proches de façon à ce qu’ils appliquent globalement la politique pour laquelle ils ont été eux-mêmes élus. On en revient donc plus ou moins au même point.